Préparée et réalisée par Dominique Boulay
Photos © Danny Clinch

On le voit sur tous les DVD du Crossroads Festival d’Eric Clapton, que ce soit à New York, Dallas ou Bridgeview. Il était déjà de la tournée mondiale d’Éric Clapton en 2006, en compagnie de Derek Trucks. Il a tourné avec Rogers Waters et Elton John. Il mène également une carrière solo exceptionnelle. Le rencontrer présentait une opportunité à ne manquer sous aucun prétexte !

 

5 Doyle Bramhall II by Danny Clinch

5 Doyle Bramhall II by Danny Clinch

 

Blues magazine > Eh bien Doyle, si tu le veux bien, nous allons parler de ton dernier album Shade, sorti le 5 octobre 2018. Est-ce le 1er album que tu produis toi-même ?
Doyle Bramhall II > Non, en fait, j’ai travaillé avec un certain nombre de producteurs et de coproducteurs, comme T-Bone Burnett, tout au long de ma carrière, mais c’est vrai qu’en ce qui concerne mes deux derniers albums, The Rich Man et Shades, je suis également devenu producteur exclusif.

BM > Réalise-tu, qu’en ce qui concerne The Rich Man en 2016, tu avais collaboré avec pas moins de 39 musiciens différents ?
DB > Ah oui, réellement ? C’est vrai qu’il y avait beaucoup d’invités (rires). Eh bien, cette fois-ci, par contre, je suis revenu à une forme plus traditionnelle d’orchestre. Ce sont des musiciens avec lesquels j’ai l’habitude de travailler en studio et en tournée. Il y a Chris Bruce à la basse, le multi-instrumentiste Adam Minkoff et les batteurs Carla Azar et Abe Rounds. J’ai tourné et joué avec eux. Carla s’occupe de la partie batterie et Abe davantage des percussions, par exemple.

5 Doyle Bramhall II by Danny Clinch

BM > Ces deux derniers jouent-ils respectivement leurs morceaux ou bien officient-ils ensemble ?
DB > Cela dépend. Ils peuvent jouer respectivement chacun leurs morceaux, mais aussi jouer ensemble comme cela se fait dans le Tedeschi Trucks Band ou l’Allman Brothers Band. C’est différent d’un titre à l’autre… En fait, cela dépend de la couleur que je souhaite donner aux différents titres.

BM > Où habite-tu ? Je te pose cette question parce que tu n’enregistres pas toujours les morceaux au même endroit.
DB > J’habite à Los Angeles, mais c’est vrai que je travaille aussi à Brooklyn, Jacksonville ou Austin, en fait partout où il y a des studios.

BM > Consciousness est le seul morceau où tu joues en acoustique.
DB > Oui, là j’en suis certain ! Même si j’en ai fait un peu ailleurs aussi. Je me rappelle avoir joué de la guitare acoustique sur le morceau avec Norah Jones, mais on ne l’a peut-être pas gardé finalement. J’aime beaucoup changer les ambiances d’un morceau à l’autre.

BM > Parle-nous un peu de tes invités maintenant : Eric Clapton, Norah Jones, Greyhounds aka Anthony Farrell aux claviers et Andrew Trube à la guitare, le Tedeschi Trucks Band. C’est toi qui les choisis personnellement ?
DB > Oui, absolument ! J’ai toute latitude dans le choix de qui je veux inviter sur l’un ou plusieurs titres de mon album. Surtout si j’en suis le producteur, comme c’est le cas maintenant. Et j’ai beaucoup d’amis musiciens (Rires).

BM > J’avais d’ailleurs rencontré Susan et Derek l’année où tu tournais, toi-même avec Clapton…
DB > Ah oui, je me souviens. C’était en 2006, je crois.

5 Doyle Bramhall II by Danny Clinch

BM > Tu as changé de label récemment : hier chez Concord, aujourd’hui chez Provogue. Cela revêt-il une importance particulière pour toi ?
DB > J’ai maintenant l’occasion d’exprimer davantage les différentes facettes de ma personnalité. Cela correspond, en fait, à des parties différentes de ma vie. Chez Concord, il y avait naturellement des tas de gens très bien avec lesquels j’avais l’habitude de travailler, mais je me sentais un peu moins connecté avec mon entourage que maintenant chez Provogue. C’est avec eux que je peux avancer dorénavant.

BM > Je viens de lire sur ton site Internet que tu allais débuter une vaste tournée Shades aux États-Unis durant l’automne 2018. Pas avec ces invités là j’imagine ? As-tu déjà prévu quelques invitées surprises ?
DB > Je ne sais pas. Je peux imaginer croiser quelques artistes sur la route. J’ai l’habitude d’inviter des musiciens locaux. Mais je ne sais pas, à vrai dire, parce que cela n’est pas planifié, je ne peux rien dire encore. Tout va dépendre de là où je joue. Si je suis à New York, par exemple, je verrais s’il y a des artistes sur place. Et je ferais de même partout où je dois me produire. Los Angeles, Austin, il y aura bien des musiciens de disponibles (rires).

BM > J’ai vu que tu allais jouer au Antone’s Club. C’est là que ton père a débuté avec Stevie Ray Vaughan, c’est marrant non ?
DB > Oui, tout à fait. C’est exact, tu as raison.

BM > J’ai vu aussi que tu avais des soirées de prévues avec Emilie Grimble…
DB > Oui, c’est une chanteuse que j’apprécie énormément, même si elle n’est pas présente sur le disque. On avait pourtant essayé de faire quelque chose sur le titre interprété avec les Greyhounds, Live Forever, mais cela n’a pas été possible, car le bus qui aurait dû l’amener et la ramener est tombé en panne ! Elle n’a donc pas pu venir au studio. Elle était quand même à plus de 3 heures de route.

7 Doyle Bramhall II by Danny Clinch

BM > J’ai remarqué que tu évoquais l’amour dans 3 titres de ce disque.
DB > Je le suggère, en effet, au moins au niveau des titres. Love And Pain, Searching For Love et Everything You Need. Mais tu sais, c’est différent pour chacun de ses morceaux. J’essaie toujours de faire des choses uniques. En ce qui concerne les deux dernières chansons évoquées, elles sont différentes l’une de l’autre, parce qu’en ce qui concerne Love And Pain, ce n’est pas vraiment une chanson d’amour, en fin de compte.

BM > Dans le titre Love And Pain tu reviens, en effet, sur la tragédie de Las Vegas. Te considères-tu comme un chanteur engagé qui aurait un message à délivrer ?
DB > Oui, je me trouvais à Las Vegas à ce moment-là ! Cela m’a donc interpellé. Un peu comme vous au moment du Bataclan. Mais je ne suis pas ce qu’on appelle un chanteur engagé. Mais là, il fallait en parler, ne serait-ce que d’un point de vue émotionnel ! Non pas de message, c’est juste l’expression de moi-même, de ce que je suis. Mes chansons sont moi… le reflet du comment je perçois les choses. J’essaye de transmettre une émotion, pour avoir une connexion avec le public.

BM > C’est vrai qu’il y a des choses différentes d’une chanson à une autre tout comme d’un album à un autre. Dans Rich Man, il n’y a pas un seul Blues, tandis que dans Shades, il y a du Blues, du Rock, un peu de tout… et pourtant lorsque l’on t’évoque en France, on pense inévitablement à Clapton, Crossroads et au Blues.
DB > C’est vrai, tu as raison. Cet album est plus mature que le précédent et donc plus varié. C’est vrai que Rich Man est plus tragique, empreint d’une certaine gravité qui a disparu dans le dernier album. En ce qui concerne ma musique, j’ai grandi par rapport au studio et à la scène. Je crée plus, je prépare mieux les tournées, les albums, avec beaucoup de travail. Je pense vraiment que je peux être fier du travail accompli.

BM > Les choses ont changé depuis l’album précédent, qui était un hommage à ton père qui venait de nous quitter.
DB > C’est exact. Oui, je pense que ma personnalité a évolué. Le disque précédent était vraiment imprégné des sentiments que j’éprouvais pour mon père. Il était marqué par une certaine tristesse, une certaine gravité et il était plus sombre. Depuis, il me semble que j’ai acquis davantage de maturité, non pas dans le sens où j’ai finalement atteint l’âge adulte, mais plutôt dans celui où je n’hésite plus à faire des confidences sur moi-même, à me confier. J’ai pris confiance et me sens plus libre, libre de laisser s’écouler la musique sans retenue. C’est un peu comme la peinture, où tu exprimes vraiment ce que tu ressens. Cela coule de source…

6 Doyle Bramhall II by Danny Clinch

BM > Dans cet album, tu as tout composé, excepté la reprise d’un titre de Dylan, Going Going Gone ?
DB > Oui, j’ai tout composé sur cet album, tout comme j’avais composé 12 titres sur 13, excepté Hear My Train A Comin’ sur l’album précédent. Et il y aura encore d’autres surprises sur le suivant.

BM > Peut-on penser que les choses vont dorénavant se passer normalement, avec des sorties d’albums régulières, parce qu’il y a eu un sacré laps de temps entre Welcome en 2001 et Rich Man en 2016 ?
DB > J’aimerais bien en produire plus souvent. J’espère que je vais parvenir à en sortir plus régulièrement maintenant.

BM > Cela ne doit pas être évident pour quelqu’un qui est davantage considéré habituellement comme sideman, de prendre lui-même la parole, sa parole ?
DB > Exact ! C’est vrai que je suis libre d’aller où je veux. Ce qui n’était, peut-être, pas toujours le cas auparavant. J’ai de nouvelles responsabilités dans le travail que je fais, les albums, les tournées. Je suis le Boss et suis fier de pouvoir faire plaisir à mes fans, à ceux qui attendent quelque chose de moi. Je construis ma propre histoire, je me mets à nu, je ne suis plus sous influence. J’aime cette situation. Je crée ma propre musique. Mais je dois, quand même, avouer que cela me plaisait beaucoup de jouer aussi avec d’autres. J’arrivais à mettre de moi-même dans les histoires créées par d’autres. J’ai tiré plein d’enseignements dans le fait de travailler pour d’autres musiciens. Quoi que tu fasses, il est inévitable que tu y mettes aussi un peu de toi-même.

BM > As-tu déjà songé à créer ton propre label ?
DB > (rires). Certainement pas ! J’ai déjà beaucoup trop à faire. Ce n’est pas la peine de se chercher encore du travail en plus. Surtout si, comme je viens de le dire, que je veux accomplir au mieux les tâches qui m’incombent !

BM > As-tu des dates de prévues en France ?
DB > Non, rien en vue, mais j’espère bien revenir rapidement. Nous sommes en train de chercher une agence avec laquelle boucler une tournée, mais rien n’est fait. C’est vrai que j’aimerais revenir le plus vite possible en France. Mais rien avant l’été prochain, de toutes manières.

BM > Peux-tu faire un commentaire sur des artistes américains contemporains.
DB > Je ne regarde pas tellement les autres musiciens de Blues. Je crée ma propre musique, sans me soucier des autres, je vis dans mon propre monde. Je suis en permanence dans le processus de création. Je me réveille en pensant à ma musique, je vis ma musique et je me couche aussi avec. C’est beaucoup de travail, et les gens ne réalisent pas cela ! Si je devais parler de ce que j’écoute, j’évoquerais bien la musique moyenne orientale, que j’aime beaucoup.

BM > Comme Brian Jones des Rolling Stones, Brian Jones Presents The Pipes Of Pan At JouJou en 1971.
DB > Oui, je n’écoute pas précisément celui-là, mais c’est vrai que j’aime beaucoup la musique berbère. J’ai d’ailleurs vécu quelques temps au Maroc.

BM > Comme Derek, qui apprécie particulièrement la musique qui vient de l’Inde !
DB > C’est vrai que l’on a l’habitude de nous rencontrer et de jouer ensemble. Et comme j’aime beaucoup ce qu’il fait, il est aisé de comprendre que je sois également influencé par ce qu’il aime !

BM > On pourrait presque dire que tu vis dans ton propre monde…
DB > Oui, c’est cela ! Je ne sais pas si les gens réalisent vraiment ce que cela représente de vivre sa musique à ce point-là ! Je n’ai pas le temps de me plonger dans ce que les autres font.

BM > C’est la raison pour laquelle Jimmy Vaughan me confia un jour que le Festival Crossroads de Clapton était l’occasion, pour lui, de rencontrer des copains musiciens, mais aussi de découvrir ce qui se faisait de nouveau dans l’univers de la musique et du Blues…
DB > Lui, c’est encore autre chose, parce que c’est un adepte forcené de YouTube. Il regarde sans arrêt ce qui a eu lieu précédemment. Il visionne les vidéos des 50’s, 60’s et 70’s. Mais c’est certain, que jouer en festival te permet d’écouter d’autres musiques et ce qui se fait de neuf dans le domaine, ainsi que rencontrer d’autres musiciens.

BM > Que pense-tu de l’apport de l’informatique dans ton domaine.
DB > J’apprécie l’informatique pour tout ce que cela peut apporter de mieux dans la vie. Tu peux regarder et écouter tout ce que tu veux. C’est un outil formidable, la possibilité de rechercher des vidéos, des courants, des sons, des radios, des enregistrements… On y trouve tout. Il est même possible que j’y trouve des musiciens avec qui jouer !

BM > Cela semble paradoxal d’être à la fois dans son propre acte créateur et de parler d’Internet…
DB > En fait, je ne me sers de cela que pour les choses que j’aime.

BM > Il semblerait que les choses reviennent dans la normalité. 3 albums en 1996, 1999 puis 2001. Rien entre 2001 et 2016. Puis à nouveau 2016, 2018.
DB > J’aimerai en produire plus encore, en fait, un tous les ans, puis tourner pour le défendre avant d’en entamer un autre. Là, j’ai dû partir de chez Concord et aller chez Provogue. Cela a pris plus de temps que prévu. J’avais des engagements avec le label. Et puis il faut des moyens pour faire un disque.

BM > En réalité, tu as d’énormes responsabilités sur tes épaules.
DB > (rires). On peut dire cela effectivement.

BM > Un artiste travaille pour les autres. Il se trouve impliqué dans un processus de communication. Que souhaites-tu communiquer à tes fans, à ton public ?
DB > À travers mes chansons ? Je n’ai aucun message à délivrer. Je m’exprime tout simplement. Je tiens à exprimer la manière dont je ressens les choses. Je ne suis pas prophète. La musique est la seule chose que j’ai à offrir. Chaque chanson exprime des états d’âme, suscite des émotions. Et il n’y a même pas besoin de paroles. Je peux écouter des morceaux de piano ou des parties jouées par des violons et être au bord des larmes. Glenn Gould peut me faire pleurer, car il met une telle intensité dans ses interprétations qu’il ne peut que toucher profondément les auditeurs. Pareil avec un morceau d’Aretha Franklin.

BM > Tu es un créateur d’émotion en fin de compte (rires et approbation). Tu parlais de peinture précédemment. Est-ce pour toi un autre moyen d’expression ?
DB > J’ai peints également plus jeune. Mais je me considère comme quelqu’un qui essaie d’exprimer ses émotions, tout simplement. J’ai également écrit un petit peu. En ce qui concerne la peinture, c’est un peu mon jardin secret… J’espère que tu viendras lors de l’un de mes prochains concerts à Paris ?

C’est donc après avoir utilisé le mieux possible le temps qui m’était imparti de 30’, que l’entretien avec Doyle s’est achevé. C’est ce que l’on peut assurément appeler Une Belle Rencontre ! Et je dois avouer que l’envie de le voir sur scène devient pressante, tant le besoin de partager des émotions avec lui devient intense.

 

10 Doyle Bramhall II by Danny Clinch

 

 

Dolyle Bramhall Shades

DOYLE BRAMHALL II
Shades
PROVOGUE

12 morceaux incandescents qui font de cette pépite un diamant blanc sans teinte de 3 carats au moins, à l’état pur ! 11 compositions de Doyle lui-même et une reprise de Bob Dylan, Going Going Gone. Beaucoup moins de musiciens que pour l’opus précédent, Rich Man où l’on en dénombrait une quarantaine mais des invités prestigieux comme Éric Clapton, Norah Jones, le Tedeschi Trucks Band ou Anthony Farrell et Andrew Trube de Greyhounds autour d’un noyau dur de 5 musiciens, le héros du jour y compris. Et la Musique là-dedans ? Irréprochable, de la guitare tout en finesse sur des morceaux ciselés comme il se doit. De la pop psychédélique, hendrixienne, beachboyenne, des ballades bluesy, chantées par un artiste aussi doué avec ses cordes vocales qu’avec les 6 cordes de ses guitares !  C’est Doyle, lui-même, qui produit l’album, comme la fois précédente en 2016. Les arrangements sont imparables et il est indéniable que rien n’a été laissé au hasard. Soli méticuleux, chœurs harmonieux, touches de piano délicates sont du voyage. Si l’on devait réexpédier de la musique dans l’espace après celle des Beatles, il est évident que celle de Shades devrait être du voyage.

Dominique Boulay