Entretien préparé et réalisé par Monique Pouget
Photos et illustrations © Pascal Martin

Pascal Martin, un de nos plus anciens lecteurs, promeut avec énergie un blues radical pourfendeur des injustices et de l’ordre établi. Depuis une quinzaine d’années, il réside à Lyon où il s’est démené pendant ses loisirs sur plusieurs fronts: la scène en tant que chanteur et guitariste, avant de rejoindre le microcosme de la presse et des radios associatives. Gratte-cordes, gratte-z’oreilles et gratte-papier, c’est ainsi que Pascal se définit le sourire en coin. Un long échange épistolaire, nous a permis de mieux connaître ce multi-gratte sympathique, disert et frondeur qui sait gratter librement là où ça fait mal.


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Blues Magazine > A travers tes compositions personnelles (au sein de Combo Quilombo), ton émission (Blues des Canuts) et tes articles pour différentes revues (S!lence, Blues & Co...), il semble que tu accordes au blues une dimension subversive prépondérante. Qu’en est-il ? Quels sont les sujets abordés par le blues sur lesquels tu t’es penché ?
Pascal Martin > Hoooo, tu commences fort, là! Tout d’abord, je voudrais te remercier pour ce dialogue engagé. Pour répondre à ces questions, je dois commencer par éclaircir deux points. Le 1er, je n’accorde rien du tout… à part des guitares peut-être…! Disons plutôt que j’essaie de pister, de traquer, de relever cette dimension subversive comme tu l’appelles. Et cette dimension subversive, c’est le 2nd point à éclaircir parce qu’il n’est pas facile à voir… Il faut garder à l’esprit les conditions historiques et le contexte social dans lesquels est né le Blues. Faut pas oublier que même derrière une guitare en fer on n’était pas à l’abri des mauvais coups pour ne pas dire de coups pendables… comme ces fruits étranges accrochés aux arbres de la campagne du sud des États-Unis… et jusqu’à il n’y a pas longtemps encore… il me semble que le dernier recensé date de 1981. En tout cas, il n’est pas facile d'y voir clair dans tout ça parce que pour préserver sa sécurité l’auteur.e, l’artiste ou l’interprète devait trouver un biais, une manière détournée pour exprimer sa dimension subversive sans en être inquiété.e. De ce fait, quand dimension subversive il y a, elle nous arrive détournée, biaisée, par ricochet. C’est un peu comme si on recevait un message, ou un signal, mais sans pouvoir en déterminer l’origine. Un peu à la manière des étoiles dans l’Univers qui se sont à jamais éteintes mais dont la lumière nous parvient encore… Ce que je veux dire c’est que le message ne nous arrive pas de manière directe et qu’à partir de la façon dont il nous parvient, on doit reconstituer sa trajectoire. C’est un peu obscur peut-être ? Je m’explique: si on pense à un titre comme When The War Was On de Blind Willie Johnson, une chanson qui se démarque dans son répertoire pour être la seule exempt de toute référence religieuse, elle traite de la Première Guerre mondiale et présente le président de l’époque, W.Wilson, administrant la ségrégation raciale, au pays ainsi qu’en Europe dans le contingent envoyé sur le front, comme perché sur son trône… Ça n'a rien de choquant aujourd'hui, mais dans les années 20 et de la part d'un petit paysan noir, ça avait une autre allure... D'ailleurs, on peut dire que Johnson sait bien la dimension subversive de son texte car, à la fin de la strophe, il préfère effectuer une éblouissante glissade de bottleneck et laisser l'auditeur imaginer la nature de la discrimination qu'il dénonce dans les rangs de l'armée… Ce n’est pas dit dans la chanson, mais tout le monde aura compris qu’il s’agit de discrimination raciale. Là, c’est le procédé stylistique, l’ellipse, ce qu’il ne dit pas justement, qui porte le message… Il y a la forme et il y a le fond… et faut être attentif aux deux !
Enfin, pour finir de répondre à ta question, à travers une sélection de titres, le Blues Des Canuts s’est penché sur les thèmes du voyage et de l’accueil des étrangers, du travail, de la misère et du ghetto, de la prison, de l'armée, de la violence de la police (et pas seulement actuelles!), de la ségrégation et du racisme, sur les rapports de classes comme sur les rapports de genre, mais aussi sur la gastronomie, la santé, le handicap, les jeux, l’argent, les hors-la-loi, la justice, l’administration Trump, la consommation, le climat, l’environnement, et puis aussi toute une série sur les instruments qu'on entend dans le Blues, la guitare, la basse, la batterie, le piano, mais aussi, le violon, la flûte, la mandoline, la cigar box ou encore les accordages spéciaux... Je t'avais dit que pendant deux j'ai passé que du Blues pas américain? Pas par boycott, naturellement, mais pour entendre du Blues d'autres pays et, si possible en, langue(s) locale(s), sans oublier le Blues des Amérindiens.

BM > Quels sont les bluesmen et blueswomen d’hier et d’aujourd’hui qui sont pour toi les plus représentatifs de ces thèmes qui t’importent ?
PM > Ces thèmes qui m'importent sont ceux qui expriment une résistance, une lutte ou un combat contre tout type de domination. Dans cette optique, je citerai en 1er Jeff Zima et Big Joe Hunter qui ont l'avantage pour nous de chanter aussi en français. Et puis des gens comme Debbie Bond, Otis Taylor, Shemekia Copeland, Mighty Mo Rodgers, Vaneese Thomas, Eric Bibb, Layla Zoe, Keegan McInroe, Popa Chubby, Janiva Magness, Benjamin Adlair, Amythyst Kiah, Ronnie Earl, Leyla McCalla, Michael Hill Blues Mob, Sarri Shore ou Chris Thomas King. Je serais tenté d'ajouter d'autres noms à cette liste parce que les artistes n'ont pas tou.te.s forcément souhaité creuser le sillon contestataire même si l'une ou l'autre de leur chanson en ont l'éclat, je pense à Why don't you sell your children? de Ghalia ou à Free the markets slave the people du Dr. Flipout. Dans cette catégorie pourraient figurer les noms de Guy Davis, Fantastic Negrito, Robert Cray, Keb' Mo', Corey Harris, Calvin Russell, Will Hoge, Dave Keller ou Elles Bailey, par exemple, et Jérôme Petri dans son dernier album Last Of The Fishing Day, Rod Barthet ou encore Laurent Choubrac et Jean-Christophe Pagnucco.

BM > Tu as participé en 2011 à un dossier Le blues au féminin publié par Blues Magazine. Tu y déclinais quelques aspects des luttes pour l’émancipation féminine à travers le blues. Dans la lignée des chanteuses que tu citais alors, ajouterais-tu aujourd’hui des artistes telles que Gaye Adegbalola, Kaz Hawkins ou Sunny War ?
PM > Oui, bien sûr, mais aussi Dani Wilde, Joanna Connor, Big Jack Johnson, Larkin Poe, Donna Greene, Popa Chubby, Sue Foley, Sister Lucille, Lightnin’ Malcolm, Nina Van Horn, Allison Russell, Susan Tedeschi, Michelle Malone, Zakiya Hooker, Combo Quilombo et même Gérard Lanvin qui dénonce les violences conjugales dans l’album qu’il a fait avec son fils. Mais attention Monique, dans la dénonciation de la domination masculine, il y a d'une part les violences psychiques, physiques, sociales et économiques et d'autre part, les discriminations dues aux questions de genre et aux orientations sexuelles. Le combat contre le patriarcat embrasse au moins ces deux axes de lutte. J’ajoute que même si je ne suis ni L, ni G, ni B, ni T, ni Q, ni A, ni I, ni P, ni +, je me sens concerné. Ce sont des femmes, des hommes, des Humains, ce sont mes frères, mes soeurs, mes parents. Dans ce cadre, on pourrait alors citer Natalia M King, Watermelon Slim, Jason Ricci, Ben Harper ou Otis Taylor, Candye Kane & Laura Chavez sans oublier Gladys Bentley ou Stephen Fearing qui portent la parole de la fierté queer. Une dernière chose, je ne déclare pas que ces personnes seraient, ou non, pratiquantes, je précise juste qu’elles ont écrit et chanté sur le sujet.

 

Image1Pascal Martin

 

BM > Après avoir longtemps développé des thématiques engagées, ton émission hebdomadaire a diffusé il y a quelques temps des playlists qui tournaient autour des technologies de la communication (TV, téléphone, ordinateur…). Le nombre surprenant de blues et musiques connexes qui s’y intéressent serait-il, selon toi, révélateur d’une critique sous-jacente des évolutions sociétales que leur essor a générées ? En déplorerais-tu les dérives ?
PM > Il faut distinguer deux choses pour te répondre. D'abord, quand il peut y avoir une critique sous-jacente, il y en a qui l'expriment et d'autres non. Exemple: lorsque Krissy Matthews chante Anti-Social Media ou quand Jaime Dolce entonne Peace on F-book, oui ils émettent une critique en retournant le nom d'un réseau qui se voudrait social pour son contraire pour le 1er et en dénoncer la violence pour le 2nd. Quand Bob Margolin compose Telephone Answering Machine Blues, il vit avec son temps et utilise les outils technologiques de son époque, ce qui lui inspire une chanson... le théâtre grec des passions humaines sur une scène moderne, si tu veux. Par contre, quand Liz Mandeville écrit Quit Me On a Voice Mail, elle va plus loin. Qu'est-ce que ça veut dire ? À l'heure où on reçoit les lettres de licenciement pas S.M.S., le point commun avec sa chanson c'est le distanciel, c'est-à-dire que maintenant, pour virer quelqu'un, on ne s'embarrasse plus de l'avoir en face pour le lui dire ou lui remettre une lettre de remerciement. Ce que suggère Liz, c'est que dans cette façon de faire, il y a quelque chose qui passe à la trappe, quelque chose d'humain, de psychologique, d'affectif... Finalement, une lettre d'adieu est devenue, comme une lettre de licenciement, une formalité impersonnelle en distanciel. Là on peut dire que les machines nous rendent véritablement la vie plus facile… Dans les années 70, Pink Floyd chantait Welcome to the machine, aujourd’hui, Mohamed Abozekrys, le meilleur joueur de oud du monde arabe comme on l’appelle, chante Don’t replace me by a machine !
Mon point de vue maintenant, oui, je le déplore et je rejoins Claude Jandin qui exprime ses craintes à ce sujet dans plusieurs de ses éditos. Je partage son inquiétude, même si c'est aussi pour d'autres raisons, quand je réalise le coût environnemental engendré par cette technologie, aux guerres qui se développent pour tirer profit des terres rares où on exploite ces minerais, les dommages environnementaux de l'extractivisme aux traitements des métaux et des alliages qui lui sont nécessaires, aux millions de m3 d'eau, à l'énergie grise indispensable à la fabrication des outils, au recyclage partiel pour ne pas dire minimal qui les entoure, à la pollution, pas seulement chimique mais aussi magnétique, sans parler des structures qui permettent l'utilisation de cette technologie et puis surtout, la place et l'importance que ces outils ont pris dans nos vies, le développement du design de l’attention, un ensemble de techniques de captation et d'exploitation de l’attention de l’utilisateur d’un site afin d'en rentabiliser au maximum le passage, et enfin le vol quotidien de milliards de données à des fins de profilage entraînant la surveillance généralisée de nos existences et pour finir, le contrôle de chacun.e d'entre nous. Mais tu sais, il s'agit d'abord dans le Blues Des Canuts de passer un bon moment en écoutant du Blues. Je n'ai pas l'intention de prêcher la bonne parole, pas plus que de contrer la propagande des médias dominants en ne passant que des morceaux contre! Il s'agit seulement de proposer à travers une sélection de chansons, différents points de vue afin que chacun.e puisse élaborer le sien...

BM > A quel(s) style(s) de blues es-tu le plus réceptif ?
PM > Pour être franc, ce qui me touche, c'est la musique ! Je me fous, du style, de la couleur de la peau de l'artiste comme de ses attirances sexuelles et même de la langue dans laquelle il ou elle s'exprime. Ce qui compte pour moi, ce sont les notes, pas forcément bleues d'ailleurs, et quel que soit l'instrument ! Il y a des notes qui m'accrochent l'âme et me font mettre le genou à terre. C'est à ces morceaux-là que je suis réceptifs, quelle que soit l'époque ou le lieu.

 

Image3Le Bues des Canuts : une émission incontournable

 

BM > A t’écouter sur les ondes et à te lire, on réalise que tu es interpellé par des musiciens et des musiciennes blues de différentes époques et de partout, que les musiques crossover ne sont pas pour te déplaire. Pas de frontières musicales pour toi (Ni d’autres sortes, d’ailleurs, comme tu l’affirmais déjà dans ta chanson SDF!) ?
PM > Ahahaha! Ta question me rappelle les mots de Clovis Trouille, un peintre surréaliste avant l'heure: Je suis pour l'art noir, pour le caractère maudit. Je rejette la morale de la société bourgeoise, l'imposture de sa religion, la morale de ses curés et son patriocularisme. Je désire au contraire une société sans frontière. Dans le cadre qui nous rassemble, il faudrait sans doute définir ce qu'il entend par art noir, mais au sujet des frontières, je partage son point de vue. En tout cas, pas celles avec des murs, des barrières, des barbelés et des képis... non, parlons plutôt de zones géographiques, d'aires culturelles qui elles sont beaucoup plus poreuses... et permettent le métissage, comme on l'entend dans le blues du Piedmont par exemple, nourri des autres musiques jouées sur la Côte Est ou comme celui du Texas, imprégné de guitare à l'espagnole du fait de la proximité du Mexique, ou encore l'utilisation de flûtes et de tambours qui sont des instruments communs à la fois à la culture amérindienne et à la culture africaine présents dans le blues des collines du Nord du Mississippi! N'est-ce pas ce qui fait toute la richesse de notre Blues-diversité! C'est un peu comme si chacun.e faisait sa soupe avec les ingrédients disponibles dans son environnement, son entourage et qui fait que les soupes n'ont pas le même goût selon où l'on se trouve… A dire vrai, ta question me rappelle aussi les propos de Luther Allison, parus dans Blues Magazine n°1: Il y a des français qui ne se considèrent pas comme des bluesmen parce que justement, ils sont français. Je déteste cette vision des choses. le Blues n'a pas de frontières. [...] Il n'y a pas de Blues noir ou blanc, il y a le Blues. Et si on s’écoutait No Border To The Blues de Vasti Jackson ou Blues without borders de Debbie Bond ?

BM > Tu entretiens une correspondance avec des musiciens de l’Hexagone et d’ailleurs. Peux-tu nous en dire plus ?
PM > Oh oui, avec plaisir! En général, les artistes sont toujours content.e.s d'apprendre qu'on entend leurs chansons en France. La France est un bon pays pour le Blues. En m'envoyant leurs albums, ils sont à peu près sûrs d'avoir une diffusion sur des ondes françaises. Du coup, ça permet d'établir une correspondance directe et particulière, par exemple pour demander les paroles d'une chanson ou ce qu'ils ou elles ont voulu exprimer avec tel ou tel titre. Je me souviendrai toujours de l'étonnement de Blind Lemon Pledge qu'on passe ses morceaux en dehors des périodes de promo ou de la joie de Gaye Adegbalola de constater que certaines de ses chansons étaient diffusées en France quand les radios américaines les refusaient... En fait, dans les deux sens, ça fait qu'on sait sur qui on peut compter.

BM > L’histoire révoltée des Canuts, les ouvriers de la soie lyonnaise, a-t-elle eu une influence sur ton implantation locale et ton investissement associatif ?
PM > Non, pas du tout, c’est le pur hasard de la vie.

BM > Radio Canut diffusée sur 102.2 dans la région lyonnaise accueille depuis 2008 ton émission Le Blues des Canuts le mercredi sauf en période de vacances scolaires ou imprévus. As-tu des liens particuliers avec d’autres radios du Collectif des Radios Blues ? ‌
PM > D’abord, je voudrais dire que chacun.e devrait avoir des liens particuliers avec le Collectif Des Radios Blues ! On y trouve une soixantaine de programmes francophones émettant du Québec à l’Afrique en passant par la Belgique et la France. Pas besoin d’inscription, pas besoin d’abonnement, tout est gratuit, il suffit de passer le portail et vous n’avez plus qu’à cueillir l’(es) émission(s) qui vous plaise(nt)… une sorte de radio sur laquelle c’est vous qui choisissez les émissions, la classe, non ? Dans ce collectif, on s’échange des infos, des adresses et aussi de la musique bien sûr. Parfois aussi des émissions où on s’invite comme ça m’est arrivé avec les BB Queens ou avec Bendeboue Blues, une émission aveyronnaise. Mais ça m’est aussi arrivé de faire circuler des émissions avec d’autres radios qui ne sont pas dans notre collectif, Canal 31 à Toulouse, par exemple. Un salut fraternel à toutes les animatrices et animateurs qui donnent de leur personne et du mieux qu’elles et ils peuvent pour faire entendre la musique bleue sur les ondes hertziennes !

BM > L’ambiance semble plutôt souple et décontractée dans les murs de Radio Canut. Autogestion et Do It Yourself, les principes de fonctionnement de la station, sont-ils un choix militant éthique ou/et économique ? Pas trop compliqué cependant pour l’animateur, aussi féru et polyvalent soit-il, d’avoir aussi à gérer simultanément l’aspect technique de l’enregistrement et les aléas du direct dans la solitude du studio ?
PM > Pour dire vrai, c'est surtout quand vient son tour de ménage que la solitude est la plus grande… Bien sûr qu’il s’agit d’un choix tout à la fois militant et éthique. Radio Canut n’est pas une radio anarchiste, mais les outils utilisés le sont clairement. Nous fonctionnons en commissions, avec rotation des tâches, dans une optique d’égalité et de polyvalence, pour que tout le monde puisse être président.e, secrétaire et trésorier.e. Nous payons nos cotiz’ et les décisions sont prises en A.G. Donc pas d’encartage, ni de pedigree politique pour animer une émission, il suffit de s’abstenir de tout propos raciste, sexiste ou injurieux. Pas de pub non plus, pour être réellement indépendant.e.s! Il s’agit tout autant d’apporter un autre discours que celui dominant dans les médias que de donner la parole à celles et ceux qui l’ont rarement. La dimension d’autoformation mutuelle structure notre collectif. C’est le moment d’informer celles et ceux que ça intéresse de la parution d’un petit manuel pratique aux éditions Tahin Party : Radio It Yourself.

 

Image5Pascal et Karim Combo Quilombo

 

BM > Qu’est ce qui te donne envie d’inviter à l’antenne un artiste en particulier, ou de l’interviewer pour Blues & Co, la revue à laquelle tu participes régulièrement depuis 2013 ?
PM > En 1er lieu, que la personne n’envisage pas la musique comme un ascenseur social, un escalator économique ou un tremplin commercial! Ensuite, que cette ou ces personnes ne soi.en.t pas déjà présent.e.s dans le reste de la presse spécialisée. Si tu veux, voilà comment je m’y prends: j’écoute la musique et les textes et quand je sens que quelqu’un.e a quelque chose à dire, j’essaie de lui donner l’occasion de développer son discours.

BM > Quels souvenirs marquants as-tu gardé de ces instants privilégiés ?
PM > Pour dire vrai, Monique, il y a deux émissions qui se démarquent dans toute la série: celle avec le groupe Totems-Project (2010) et celle avec Blowin’ In The Wind (2018).

‌BM > Neuilly Blues de Gilbert Laffaille sert d'indicatif à Blues des Canuts. Pourquoi avoir choisi cette chanson en forme de provoc' poilante sur un jeune blanc bec bourge en proie à un auto-apitoiement cynique à propos de sa panne d'inspiration ?
PM > Pourquoi ? Odetta avait déjà abordé ce sujet de classe avec Rich Man Blues repris depuis par toute une kyrielle d’interprètes, mais c'était pour avertir les pauv' mecs qu'il fallait qu’ils sortent leurs dollars pour avoir un espoir de fricoter avec elle. Il ne s’agissait pas d’une plainte à laquelle on a parfois l’habitude de réduire le Blues, mais plutôt d’une bravade ou d’un défi lancé au visage de la société patriarcale, même si le personnage de la chanson se fait le porte-voix de toutes celles qui rêvent de profiter de promotion sociale en se mettant avec un riche. Il y avait aussi le Canadien Lawrence Marshall avec Rich Men Can’t Have The Blues et dans la galaxie francophone, Michel Berger avec Le Blues Du Businessman, qui avaient déjà travaillé le sujet, mais sans l'humour mordant qui caractérise le morceau de Gilbert Laffaille. Tout est en contraste dans cette chanson, c’est d’ailleurs ce qu’affiche le titre, le Neuilly dont il s’agit est celui de Sarkozy, dans le 9-2 ! Cela dit, la chanson a été écrite avant qu’il n’accède à la Mairie. C'est à des titres comme ça qu'on mesure la dimension sociale du Blues. Ultime précision, c’est Jean-Jacques Milteau qui tient l’harmonica dans ce morceau. Quand je lui ai demandé confirmation, voilà ce qu’il m’a répondu : Pascal, J’ai effectivement joué sur une version enregistrée et quelques épisodes live de ce monument du blues français. Merci de m’avoir rappelé cet excellent souvenir avec Gilbert qui est aussi charmant que talentueux.

BM > Tu as renoncé à alimenter les archives du blog de Blues des Canuts. Pourquoi ?
PM > Mettre toutes les émissions en baladodiffusion, ça veut dire les mettre à disposition sur le ou les sites de Radio Canut et/ou du Collectif des Radios Blues, ça suppose de les mettre dans un cloud, c'est-à-dire dans des data center, des espèces de hangars sécurisés où elles seraient copiées sur trois ordinateurs à la fois... un truc qui consomme une telle énergie que dans certains coins, on en vient à ré-ouvrir des centrales à charbon pour les alimenter et qui dégagent une telle chaleur qu'en Suède, on chauffe les piscines municipales avec... alors tu vois, ce réchauffement, moi ça me refroidit! Pour être honnête, je me demande si pour quelques personnes qui pourraient éventuellement avoir envie de les écouter, cela vaut vraiment le coût... pour la planète.

BM > Quand et comment la musique du diable s’est-elle immiscée dans ton univers ?
PM > Quand j'ai commencé à apprendre à jouer, je me suis rendu compte que la plupart des morceaux que j'aimais avaient la même structure. Et puis voilà que je tombe sur un article dans un magazine de guitare où l'auteur avance que Ritchie Blackmore avait probablement piqué le riff de Smoke On The Water à un vieux bluesman... Heu, jusqu'à présent, je le cherche encore... mais pour être honnête, c'est de là que tout est parti! Par rapport au Blues, c'est que je pense être sensible à la peine qui est exprimée dans les morceaux, je ressens la souffrance dont il est question, elle fait écho, toute proportion gardée, à ma propre douleur. Que ce soit bien clair, je n'ai jamais éprouvé ce qu'on peut ressentir lorsqu'on est esclave ou métayer, mais je me sens concerné, c'est une douleur de femmes, d'hommes, d'Humains, ce sont mes frères, mes soeurs, mes parents. Cela fait écho, toute proportion gardée, à ma propre oppression.

BM > Quel événement a joué un rôle dans ta sensibilité au blues et ta motivation à partager ta passion ? 

 

OLYMPUS DIGITAL CAMERAEntre2Delta, Pascal Martin & Max Ferrauto


PM > Je dois te faire une confidence: elle me remémore un événement déterminant pour la forme que j’ai choisi de donner à mes jappements dans la galaxie bleue. J’ai décidé de prendre la parole, sur ondes ou sur papier, à force d’entendre ou de lire Je ne vois pas ce qu’il y a de politique dans le Blues; c’est là que j’ai pris conscience de l’ampleur de la tâche. L’industrie du divertissement a tellement édulcoré le genre qu’elle a fini par brouiller son origine, son origine paysanne, son origine ouvrière, son origine afro-américaine, son origine populaire. Regarde ce qu’elle a fait au foot! Un sport éminemment populaire. Le domaine n’est certes pas le même mais la logique à l’œuvre assurément! Il s’agit de faire du fric avec tout et n’importe quoi, à tout transformer en marchandise… Mon engagement pour cette musique est avant tout de rappeler qu’elle est autre chose que du spectacle.

BM > Qu’est ce qui a déclenché ton attirance pour l’histoire et la culture afro-américaine ?
PM > Waouh...! Bon, je vais essayer d'être bref: au cours de mes études, il m'a été donné d'approcher le bouleversement que fut la découverte du Nouveau Monde pour l'ordre économique et politique du Vieux Monde! Ce qui m’a permis de m'intéresser à l'histoire de l'exploration et de la colonisation de ces territoires, mais aussi à l'étude et à l'organisation sociale des populations qui vivaient dessus des Mapuches aux Algonquins, en passant par les Incas, les Arawaks, les Aztèques et les Apaches. J'ai pu ainsi me faire une idée sur la conquête et la colonisation du Nord au Sud de ce continent avec toutes les questions que cela posaient aux sociétés européennes, comme la célèbre Controverse de Valladolid, par exemple, pour décider si les indiens avaient une âme ou non, pour savoir s’il était juste de les mettre au travail... heu, je veux dire de les évangéliser! Comme ça n'a pas marché (ils ont été bien défendu !) on est allé chercher la main d’œuvre en Afrique. En plus de l'étude sur la mise en route du commerce triangulaire, j'ai eu l'occasion de comparer les codes noirs anglais, espagnol et français... et aussi de me pencher sur les résistances face à la mise en place du système esclavagiste, résistance individuelle que développe un chercheur comme James C. Scott, ou Jean-Pierre Le Glaunec, par exemple, mais aussi collective à travers les quilombos, mocambos ou palenques selon la façon dont on les appelle… Indiens et cimarrones (esclaves en fuite) s’y retrouvaient pour s’y protéger dans une lutte parfois commune contre les colons, mais s'y joignait également tout ce que la société de l’époque pouvait produire d’exclus et autres individus ne trouvant pas leur place dans le système social de l’époque. Par la suite, je me suis également intéressé à l’implantation française en Amérique du Nord à travers la figure du trappeur dont celle d'Etienne Brulé est l'une des plus marquantes. C'est un épisode intéressant parce qu'il montre un tout autre visage de la conquête... Étienne Brulé comme bien d'autres inconnus, a préféré vivre avec les indiens plutôt que dans la société blanche des colons. Cela met en lumière la culture hospitalière des indiens d'Amérique qui ont souvent accueilli l'étranger dans leur campement, quelle que soit sa couleur de peau, d'ailleurs, donnant descendance à de nombreux blues(wo)men d'origine indienne et africaine. Il y a encore un autre biais qui m'a fait m'intéresser à cette culture en développement, c'est la naissance d'un système économique basé sur l'exploitation de l'homme par l'homme, étape fondamentale du système économique qui nous asservit aujourd'hui, après avoir volé leurs terres aux indiens et leur travail aux esclaves. A la croisée de l'économie et du Blues, des chansons d'ouvriers et de paysans, je me suis encore intéressé aux Industrial Workers of the World (I.W.W.) qui était le seul syndicat à accepter les Noirs... et les femmes! Par la suite, toujours pour en apprécier le lien avec la musique bleue, je me suis aussi penché sur les mouvements contestataires des années 60 et 70 à travers les mobilisations, mais aussi à travers la contre-culture, en particulier sur la côte Ouest, les Diggers, les hippies et les communautés non autoritaires, notamment. C'est un peu tout ça, qui m'a mené là.

BM > Tu sembles plus hispanophone qu’anglophone. Tu as d’ailleurs traduit La Mort de l’Espoir, un ouvrage d’Eduardo de Guzman relatif à la guerre civile espagnole. Est-ce qu'une part de ton histoire te relie à l'Espagne et trouve pour toi un écho dans le blues ? As-tu écrit des chansons en espagnol ou consacré une émission spéciale au Blues ibérique ?
PM > C’est que, au cours de mon existence, il m'a été donné d'être accueilli par plusieurs familles, aveyronnaise, antillaise, africaine et l'une d'elle était espagnole, en effet. J'ai reçu là un héritage conceptuel et philosophique aussi solide et original qu'inattendu qui combine très bien les legs que j'ai reçus de mes autres familles. Certainement que cette philosophie et cette vision du monde et des humains en général irrigue mes blues, d’ailleurs si on tend l’oreille, on peut reconnaître la mélodie de A Las Barricadas dans le solo de Rebelle A Tout Prix (R.A.T.P.), une chanson pour la gratuité des transports. C’est aussi bien sûr ce qui donne ses couleurs à l’étoile noire et rouge du logo de Combo Quilombo et la signification du mot radical dans notre formule Blues Radical, Rock Social, dans le sens où nous entendons prendre les problèmes sociaux à leurs racines.Pour ce qui concerne le Blues espagnol au Blues des Canuts, je n'en ai pas consacré 1 mais 3 émissions tellement la production est abondante. Pis, dedans j'ai bien fait attention à mettre des morceaux en castillan, mais aussi en basque et en catalan !

BM > Quel a été ton parcours musical ? Tes chansons portent tes colères et convictions libertaires. Quelles influences revendiques-tu? Quelle place la pratique musicale occupe-t-elle encore dans ta vie ?
PM > Influences ? Tu me demandes qui sont mes Maîtres...? Qui sont mes Dieux...? Par-delà la boutade, au lieu de te dire que je n’en ai pas, je te dirais que je n’en sais rien… Ma musique est le résultat de tout ce que j’écoute qui passe ensuite à la moulinette de mes émotions. C’est pour ça qu’il est parfois si difficile d’appliquer des étiquettes à un morceau… encore une idée de boutiquier! C’est pourquoi on trouve des morceaux de différents styles dans le répertoire des artistes. Quand les muses les piquent, elles ne leur indiquent pas forcément dans quel rayon chercher les titres en magasin… Sans vouloir paraphraser Lavoisier, on ne fait que recycler et on est toujours influencé.e par le milieu dans lequel on vit et la période que l'on traverse, l'anthropologie comme la sociologie l'expliquent très bien d'ailleurs. Autodidacte, je n'ai jamais pris de cours (enfin, acheté) mais j'en ai donné (enfin, vendu)! Pour ma part, la musique est essentiellement un exutoire et cathartique, en plus ! Il y a quelque chose qui demande à sortir, une énergie, des émotions, ce n’est pas très clair tout ça, mais ce qui est sûr, c'est que je me sens mieux quand c'est sorti! Pour finir, la vie me fait vaciller parfois, mais c'est ma musique qui me tient debout. 

BM > D'après tes photos, tu joues en acoustique et électrique sur plusieurs types de guitares. Peux- tu nous présenter ta collection d’instruments ?
PM > Je ne suis vraiment pas un bon client pour les marchands de guitare... je dois bien avoir une dizaine d'instruments faits de manches et de cordes et pour tout dire, y en a peut-être que 2 ou 3 que j'ai eu neufs. Les autres, je les ai achetés d'occase ! Mais ce n'est pas tout ! En plus, je les ai trafiqués, j'ai changé les micros, je les ai montés dans des configurations hors du commun, j'ai ajouté des interrupteurs, des diodes et des condos... tout ça fait que j'ai un son qu'on ne trouve pas dans le commerce! Pis si tu veux tout savoir, les guitares qui ne sont pas en accords ouverts, je les accorde un ton plus bas que l'accordage standard... ça s'accorde mieux avec mes cordes... vocales !

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BM > Tu as réalisé deux albums avec Combo Quilombo dont le nom est inspiré de communautés marronnes d’esclaves en fuite au Brésil. L’engagement rebelle et solidaire d’Entr’aide (2006) et de Nwari Ba Malfey (2009) avait été salué. Ces dcs ont été remarqués pour la qualité musicale et la charge sociale de tes paroles, pour leur enregistrement artisanal à Niamey et le DIY du mode de diffusion par téléchargement libre et gratuit en dehors des circuits commerciaux. Envisages-tu à l’avenir d’autres projets alternatifs de ce type et/ou un possible retour sur scène.
PM > Oui, bien sûr !

BM > Tu t'es illustré également avec la formation Entre2Delta avec Max Ferrauto, Sébastien Bluriot et Jérôme Turpin. Dis-nous quelques mots de cette expérience originale de spaghetti afro blues manouche.
PM > C'était une expérience formidable qui m'a permis de sortir de ma zone de confort et de confronter la penta à d'autres styles de musique pas forcément manouche d'ailleurs ! On a fait de beaux concerts! Avec cette expérience, j'ai aussi eu l'opportunité d'approcher la précarité du statut d'intermittent.e, la galère pour trouver des dates, valider les cachets et comme ça suffit jamais, les cours particuliers, les interventions à droite et à gauche, la débrouille, le système D...

BM > En dehors de toutes tes activités bénévoles dédiées à la cause du blues, tu exerces à plein temps le métier d’enseignant en école primaire. T’arrive-t-il de faire référence au blues en classe ?
PM > Bien sûr ! En effet, je suis enseignant aujourd’hui, mais autant le dire tout de suite, je n’aime pas les notes… Ce n’est pas malin pour un prof musicien ! Je ne suis pas un intégriste alors je ne fais pas bouffer du Blues à mes élèves tout au long de l’année… mais il y a plusieurs entrées possibles, à commencer par le chant, bien sûr, les blues destinés aux enfants ne manquent pas, il y a aussi les dessins-animés, je pense à Betty's Blues de Rémi Vandenitte, à Catfish Blues d’après le roman de Gérard Herzhaft. Outre la porte d’entrée de l'histoire, à travers le commerce triangulaire auquel la France a largement participé ou à travers la géographie et l’exploitation des colonies françaises, il y a encore le domaine littéraire grâce aux multiples contes pour enfants qui ont été publiés ces dernières années (il y a une émission spéciale du Blues Des Canuts à ce sujet, en présence d’un éminent expert en la matière !). Il y a Little Lou du dessinateur lyonnais Jean Claverie, édité en série avec pistes pédagogiques chez Gallimard. Blues Sur Seine avait également sorti un cahier pédagogique autour du Blues il y a quelques années… Si ce sujet vous intéresse, n’hésitez pas à me contacter.

BM > Merci Pascal. Keep the blues alive !
PM > Merci à toi Monique et longue vie à nos magazines !

 

Image2Pascal Martin au Festival Le Temps des Cerises Lyon

 


Quelques articles de Pascal : S!lence : Blues contre les guerres n° 436 (2015), David Caroll, Inventer des pratiques musicales décroissantes n° 440 (2017), Hervé Krief, l’Art de l’engagement n° 440 (2018) et Chanter la contestation n° 469 (2018) ; Blues & Co : Quand le blues chante les Hors-la-loi n° 90 à 95 (2019-2021) et Quand le blues chante l’esclavage n° 96 à 116 (2021- 2025) ; Blues Magazine : Lady sings the blues n° 62 (2011).

Ses albums: http://comboquilombo.online.fr/telechargements/index.php

Blues Café Live (38) en duo avec Max Ferrauto https://www.dailymotion.com/video/xdttk7 octobre 2009

Entre2delta en live Migranti & Bella Ciao MJC Jean Macé Lyon 2010 YouTube

Emission Blues des Canuts hors région lyonnaise: https://radiocanut.org

Archives https://blogs.radiocanut.org/bluesdescanuts dont Les voies politiques du blues janvier 2013, Spéciale Angela Davis mai 2018
https://www.radiosblues.com/quand-le-blues-chante-le-travail-i-583

Interview des HarpSliders réalisé par Pascal le 24.09.2008 pour Blues des Canuts retranscrit par Paris Move https://www.paris-move.com/portrait/itw-des-harpsliders-blues-des-canuts-radio-canut 

Interview de Chris The Cat du 03.12.2008: https://www.paris-move.com/portrait/itw-de-chris-the-cat-blues-des-canuts-radio-canut

Interview Zu et les Zigs 07.03.2018: https://www.youtube.com/watch?v=hr4U69YVzPo